5 ANS DE VIOLENCE ET DE MISERE OU “L’ACCORD UE-TURQUIE’

Le Legal Centre Lesbos a été fondé à la suite de la déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 – également connue sous le nom d’Accord UE-Turquie. Par cet accord, dont la légalité est discutable, l’Union européenne a transformé les personnes en quête de liberté, de sécurité et de dignité, en marchandises et en monnaie d’échange: elle a accepté de payer des milliards d’euros au régime autoritaire d’Erdogan en échange d’obtenir de la Turquie qu’elle agisse comme le garde-frontières de la “forteresse” Europe. Cette semaine marque le cinquième anniversaire de l’Accord UE-Turquie qui a transformé l’île de Lesbos et d’autres îles « hotspot » de la mer Égée en prisons à ciel ouvert pour les migrants. Cette semaine, le Legal Centre Lesbos publiera chaque jour une déclaration à propos de différents aspects et conséquences de l’Accord UE-Turquie.

  1. La Turquie n’est pas un “pays tiers sûr”
  2. « Admissibilité »
  3. Un nouveau camp “contrôlé” à Lesvos et le “nouveau” Pacte européen sur la migration et l’asile
  4. Pushbacks systematiques dans la mer Egee
  5. Norouz nous rappelle qu’un monde différent est possible – un texte écrit par Fatima membre de l’équipe LCL
Photo: Deportation Monitoring Aegean

1. La Turquie n’est pas un “pays tiers sûr”

L’ accord UE-Turquie est basé sur une déclaration de coopération prévoyant le retour en Turquie de tous les migrants « en situation irrégulière » arrivant sur les îles grecques. Après cinq ans d’existence, et bien que la frontière turque ait été officiellement fermée en raison de la pandémie de Covid-19, les objectifs sous-jacents à l’Accord demeurent et continuent d’être mis en œuvre au travers des refoulements systématiques vers la Turquie perpétrés par les autorités grecques avec la complicité des agences de l’UE, et au travers de la fortification violente des frontières turques avec l’Iran, la Syrie et – grâce à un financement supplémentaire de la Commission européenne – avec la Grèce. Nous écrirons davantage sur ces aspects au cours des prochains jours, mais aujourd’hui, nous souhaitons souligner le fondement de cet accord: la désignation de la Turquie en tant que “pays tiers sûr”.

Le concept de “pays tiers sûr” est défini à l’article 38 de la directive “procedures d’asile” et permet aux États membres de l’UE de renvoyer des demandeurs d’asile ou de protection subsidiaire vers un pays, autre que leur pays d’origine s’ils sont passés par celui-ci lors de leur voyage vers l’État membre, et ont un lien avec ce pays. Cependant, cela n’est possible que si ce pays peut être considéré comme “sûr”, c’est à dire que TOUTES les conditions suivantes sont remplies, à savoir: (1) qu’il est possible de demander le statut de réfugié dans ce pays et d’être éligible à recevoir une protection conformément à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés; (2) qu’il n’y a aucun risque de retour dans un pays d’origine dangereux; (3) qu’il n’y a pas de risque de préjudice grave, et (4) pas de menace pour la vie ou la liberté en raison de la race, de la religion, de la nationalité, de l’appartenance à un groupe social particulier ou de l’opinion politique. Toutefois, la Turquie ne peut être considérée comme un “pays tiers sûr”, à aucun de ces niveaux, car:

(1) La protection internationale en Turquie n’est techniquement disponible que pour les personnes fuyant des événements survenus avant le 1er janvier 1951 et originaires de pays européens uniquement, car la Turquie n’est pas signataire du protocole de 1968 à la Convention de Genève, qui a élargi la protection à la fois dans le temps et dans l’espace. La loi turque de 2013 sur les étrangers et la protection internationale (LFIP) ne prévoit qu’un statut de réfugié conditionnel qui confère un ensemble de droits réduits par rapport à la protection internationale telle que garantie par la Convention de Genève. Seuls les syriens sont éligibles à un régime de “protection temporaire” prévu par la législation nationale turque: si bien que même cette disposition inadéquate n’est pas accessible aux migrants d’autres nationalités.

(2) Les expulsions de demandeurs d’asile depuis la Turquie sont monnaie courante. L’expulsion de personnes dont la demande d’asile est toujours en cours est rendue possible du fait d’échappatoires au principe de non-refoulement énoncés à l’article 54 LFIP, modifié par le décret présidentiel n°676 suite à la tentative de coup d’État de 2016 et par la loi 7070. Des dérogations au principe de non-refoulement sont notamment autorisées pour les individus: constituant une menace à l’ordre public (applicable à toute personne faisant l’objet d’une accusation pénale, même sans condamnation); ayant une « relation » ou étant « associé » à une organisation terroriste (concept non défini); enfreignant les conditions d’entrée légale en Turquie (en pratique, tous les migrants), ou tentant de sortir illégalement de Turquie (comme les migrants voyageant illégalement en Grèce). Un appel contre une décision de renvoi vers un autre pays est possible dans un délai de sept jours, mais l’aide juridique est si limitée que la plupart des gens ne peuvent pas avoir accès à un avocat pour faire appel. Une famille de quatre personnes ayant deux enfants mineurs connus de LCL a été détenue en Turquie pendant neufs mois à la suite d’une expulsion collective illégale depuis la Grèce, puis expulsée de Turquie vers l’Afghanistan. La famille est ensuite retournée en Grèce et a reçu la protection internationale. Un autre survivant d’une expulsion collective de Grèce vers la Turquie documentée par LCL a été expulsé depuis une prison en Turquie vers la Syrie. Cet individu, d’origine syrienne, voyageait en tant que mineur non accompagné et n’avait que quinze ans. Il vit maintenant dans un camp pour personnes déplacées à Idlib, en Syrie.

(3) La détention arbitraire et prolongée dans des conditions inhumaines et dégradantes est un des exemples du préjudice grave qu’encourent les migrants en Turquie. Ils peuvent y être détenu jusqu’à un an, sans que les autorités n’aient besoin de donner une raison et sans contrôle judiciaire. Les centres de détention sont surpeuplés et insalubres et de nombreux cas de violence et de torture de la part du personnel à l’encontre des détenus ont été signalés. Les ressortissants non syriens expulsés de Grèce vers la Turquie sont régulièrement détenus à leur arrivée dans des “centres de renvoi”. Là, ils se voient régulièrement refuser l’accès aux procédures d’asile et risquent d’être expulsés vers leur pays d’origine.

(4) Il est établi que même pour les citoyens turcs – et d’autant plus pour les migrants en situation “irrégulière” – l’État turc représente une menace pour la vie et la liberté en raison de la race, de la religion, de la nationalité, de l’appartenance à un groupe social et de l’opinion politique. L’Accord UE-Turquie a longtemps servi de couverture au régime turc pour la répression contre les dissidents ; pour la persécution systématique des Kurdes , d’autres minorités ethniques et religieuses et des personnes LGBTQI +; pour les arrestations et emprisonnements arbitraires d’opposants politiques, de journalistes, de personnes de gauche, d’ étudiants et d’universitaires, de syndicalistes, de défenseurs des droits de l’homme, d’ avocats ; pour son usage excessif de la force pour écraser la résistance et les manifestations organisées; pour son recours à la torture et aux disparitions forcées; pour son alignement avec les milices fascistes et l’expansionnisme militaire impérialiste impliquant des invasions, des occupations et la commission de crimes de guerre et d’atrocités.

En 2017, à la suite de contestations de la légalité de l’Accord ‘UE-Turquie, la Cour suprême de Grèce a décidé (ΣτΕ 2348/2017) que la Turquie était un “pays tiers sûr” pour deux syriens dont les affaires ont fait l’objet d’un appel. Cette fiction continue d’être soutenue pour la grande majorité des ressortissants syriens, même s’il est clair que les partisans de l’Accord au sein du gouvernement grec n’y croient pas eux-mêmes. Dans un discours prononcé le 5 décembre 2020, le ministre des Affaires étrangères grec, du parti au pouvoir “Nouvelle Démocratie” a annoncé que: “La Turquie mène des opérations militaires dans des territoires étrangers, occupe des parties des pays voisins, menace de guerre, conteste la souveraineté et les droits souverains des pays européens, transporte des djihadistes, s’ingère dans les affaires intérieures d’autres pays, soutient les mouvements extrémistes, instrumentalise l’immigration, porte atteinte aux droits de l’homme à l’intérieur du pays. Elle essaie de développer une sphère d’influence dans la région au sens large – pour créer une nouvelle Yalta turque”.

La Turquie n’est évidemment pas un “pays tiers sûr”. Le fait qu’elle soit designée comme telle par les autorités européennes, de manière insistante, a pour consequence directe le traitement inhumain et dégradant, le refoulement et la mort de migrants. Cela a aussi pour consequence le financement et le renforcement d’un régime autoritaire lui-même responsable de nombreuses formes de violences que les gens fuient.

5 ANS DE MISERE ET DE VIOLENCE C’EST ASSEZ: METTEZ FIN À L’ACORD UE-TURQUIE!


2. « Admissibilité »

Que signifient l’accord UE-Turquie et la notion de Turquie comme “pays tiers sûr”, décrite dans la publication du LCL hier, pour les personnes arrivant à Lesvos?

La plupart des migrants qui arrivent en Grèce et y demandent l’asile passent un entretien au cours duquel on les questionne sur les raisons de leur départ de leur pays d’origine [pas nécessairement le dernier pays où ils ont vécu ou même où ils sont nés, mais le pays dont ils ont la nationalité] et pourquoi ils ne peuvent y retourner. Sur cette base, les services d’asile grecs et européens évaluent si ils peuvent prétendre au statut de réfugié ou à la protection subsidiaire, ou s’ils doivent (en dernier ressort) être expulsés.

La plupart des migrants, sauf les Syriens. Pour les Syriens, la seule question importante lors de cet entretien d’asile est de savoir s’ils sont arrivés en Grèce depuis la Turquie, soit par la frontière terrestre au nord, soit par l’une des îles “hotspot” de la mer Egée. Tous les demandeurs de protection internationale qui arrivent sur l’une des îles “hotspot” sont soumis aux procédures frontalières mises en œuvre à la suite de l’accord UE-Turquie. Dans le cadre de ces procédures, et notamment depuis les modifications apportées à la législation grecque en matière d’asile en 2019, il n’y a généralement pas d’examen des raisons pour lesquelles la personne demandant l’asile a quitté la Syrie. Leur demande est rejetée car “non admissible”, ce qui signifie que la demande d’asile est jugée irrecevable et qu’aucun examen de l’éligibilité à l’asile n’est effectué, sur la base du fait qu’ils sont passés par la Turquie – un “pays tiers” presumé “sûr” pour les Syriens. Au cours de l’année écoulée, le LCL a vu très peu de Syriens passer cette étape. Ce n’est que dans des circonstances exceptionelles et rares que certains Syriens sont considérés comme n’étant pas en sûreté en Turquie. Dans un cas, par exemple, bien qu’il ait été initialement rejeté par le Bureau régional d’asile de Lesvos, un kurde qui avait fui Afrin au moment même où la Turquie envahissait le nord-est de la Syrie (Rojava) et menait une offensive militaire à Afrin, a été jugé “admissible” en appel et a finalement obtenu l’asile.

L’examen de la Turquie comme un “pays tiers sûr” dans le cadre de la procédure d’admissibilité était auparavant applicable à tous les demandeurs de protection internationale dont le taux de reconnaissance à l’asile était supérieur à 25 % et qui arrivaient de Turquie en Grèce via les îles “hotspot”.

Dans les premières années qui ont suivi l’accord UE-Turquie, les “experts” du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) ont été chargés de mener des entretiens avec les demandeurs d’asile et d’évaluer leur “admissibilité” selon les procédures frontalières. Dans l’ensemble, EASO a conclu que la Turquie était un “pays tiers sûr” et que tous les demandeurs d’asile soumis à la procédure d’admissibilité devaient être renvoyés en Turquie, sans même évaluer leur demande d’asile sur le fond. Des conclusions aussi généralisées et infondées de la part d’une agence européenne révèlent l’étroite relation entre l’introduction de la procédure d’admissibilité sur les îles grecques “hotspot” et la volonté d’externaliser les frontières de la “forteresse” européenne. Le service d’asile grec, cependant, a reconnu les limites de la protection en Turquie, et a systématiquement, pour les non-Syriens, contredit les avis rendus par EASO et declare toute demande admissible sans exception. Néanmoins, cela ne veut pas dire que les autorités grecques étaient irréprochables : les Syriens qui n’étaient pas exemptés des procédures frontalières étaient presque universellement jugés irrecevables, même sous la précédente administration Syriza. De plus, c’est le gouvernement Syriza qui a été le premier à mettre en œuvre le modèle d’externalisation et de confinement des frontières sur les îles grecques du “hotspot” à la suite de l’accord UE-Turquie, qui – comme nous le verrons dans les publications des prochains jours – est maintenant utilisé comme modèle pour les propositions législatives contenues dans le “nouveau” Pacte européen sur l’immigration et l’asile.

La procédure d’admissibilité aboutit à des situations contradictoires dans lesquelles des personnes peuvent passer l’étape de l’admissibilité, reconnaissant que la Turquie n’est pas un pays tiers sûr pour elles, mais être ensuite rejetées sur le plan de “l’éligibilité” (leur demande d’asile substantielle) – signifiant qu’elles risquent toujours d’être expulsées vers la Turquie en vertu de l’accord UE-Turquie, bien que les autorités aient déjà jugé que ce pays n’était pas sûr pour elles.

Au cours de l’année écoulée, la procédure « d’admissibilité » n’a été appliquée qu’aux Syriens, la Turquie ayant été jugée universellement dangereuse pour tous les non-Syriens. La frontière turque étant fermée en raison du Covid-19 et la quasi-totalité des demandes syriennes ayant été rejetées comme « inadmissibles » ou irrecevables, les Syriens de Lesbos, ainsi que les personnes d’autres nationalités dont la demande d’asile a été rejetée au regard de cette procédure, se retrouvent dans une situation d’impuissance: ils sont pris au piège et sont sous la menace constante d’une expulsion vers la Turquie. Pour les Syriens, cette procédure a pour objectif d’empêcher que leurs demandes d’asile soient examinées où que ce soit, même si cela va à l’encontre du droit international sur la protection des réfugiés.

Encore une fois : La Turquie n’est pas un pays sûr pour les Syriens. Les expulsions illégales de la Turquie vers la Syrie sont largement connues et documentées: celles-ci surviennent à cause de l’exclusion des Syriens de la procédure de protection internationale: en les empêchant de s’enregistrer en vue d’une protection internationale ; en forçant, souvent par la violence, à signer des “documents d’expulsion volontaire ” ; ou par le biais des nombreuses failles présentent dans la loi turque permettant de contourner le principe de non-refoulement (comme détaillé dans la publication d’hier sur les raisons pour lesquelles la Turquie n’est pas un “pays tiers sûr”).

Même pour les Syriens qui parviennent à rester en Turquie, ce pays ne peut être considéré comme “sûr”. Le statut de protection temporaire offert par la Turquie aux Syriens ne leur offre aucune chance d’obtenir la citoyenneté et la stabilité à terme. Une grande majorité de personnes n’arrivent pas même à déposer une demande de protection temporaire, et pour tous les migrants non-Syriens qui en sont exclus, aucune aide gouvernementale n’est disponible. Cette situation, combinée aux exigences gouvernementales auxquelles les employeurs doivent se plier pour obtenir un permis de travail pour les étrangers, aggrave la situation de nombreux Syriens en Turquie.

Le résultat est injuste et arbitraire pour les Syriens : s’ils atteignent le continent grec et y demandent l’asile, ils ont de fortes chances d’obtenir l’asile ou la protection subsidiaire en Grèce étant donné le conflit en cours en Syrie. Selon les données de EASO, le taux de reconnaissance des Syriens dans l’UE en janvier 2021 était de 90 %, ce qui signifie que 9 demandes syriennes sur 10 dans l’UE ont fait l’objet d’une décision positive : un peu plus que le taux moyen de reconnaissance de l’asile pour les Syriens de 84 % en 2020. Le taux de reconnaissance des Syriens capables de passer l’admissibilité en Grèce en 2020 était de 91,6 % – l’un des taux de reconnaissance de l’asile les plus élevés en Grèce. Si, en revanche, il ne passent pas le cap des îles grecques, ils se voient en général refuser la protection internationale, en raison de la procédure d’admissibilité, et sont renvoyés en Turquie, pour y être peut être refoulés vers la Syrie, soumis à une détention arbitraire prolongée dans des conditions inhumaines et dégradantes, et à la misère. Les Syriens représentent près de 23 % des arrivées en Grèce par la mer depuis janvier 2020, selon les données du Haut Commissariat pour les Réfugiés (UNHCR).

Se rendre sur le continent est presque impossible après avoir atteint les îles: même ceux qui ont besoin d’un traitement médical urgent indisponible sur les îles, se voient actuellement refuser systématiquement le transfert.

La procédure d’admissibilité sur les îles de la mer Égée est injuste et illégale. Elle a pour fonction d’entraver l’accès aux procédures d’asile, et cela en violation du droit international. Elle condamne actuellement les Syriens arrivés sur les îles de la mer Égée à vivre dans les limbes, sous la menace d’un refoulement arbitraire selon leur lieu d’arrivée en Grèce, ce qui, compte tenu de l’absence de voies d’accès sûres et légales, constitue en soi une loterie cruelle. Soumettre certaines nationalités à des procédures d’admissibilité a également pour conséquence de dresser les unes contre les autres les personnes emprisonnées sur les îles de la mer Égée, conformément à l’ancienne tactique impérialiste consistant à diviser pour régner.


3. Un nouveau camp “contrôlé” à Lesvos et le “nouveau” Pacte européen sur la migration et l’asile

Comme le LCL l’a dénoncé à plusieurs reprises au cours des 5 dernières années, l’accord UE-Turquie a transformé les îles grecques de la mer Égée de Lesvos, Samos, Kos, Leros et Chios en prisons à ciel ouvert pour les migrants arrivant de Turquie. En effet, l’introduction d’une politique de “rétention” empêche les personnes arrivant de Turquie de quitter les îles et de se rendre sur le continent grec et européen. Cette “restriction géographique” a été – et continue d’être – exarcerbée par des conditions dégradantes d’avilissement, de violence et d’inhumanité dans les camps où les personnes vivent quasi-emprisonées. Elle sert l’objectif politique sous-jacent de l’UE de dissuader les arrivées de migrants et d’entraver la migration, quelqu’en soit le prix humain.

Par ailleurs, les politiques frontalières introduites à la suite de l’accord UE-Turquie comprennent des procédures accélérées et de détention à l’arrivée, basées sur la nationalité du requérant, ce qui entrave systématiquement leur accès à l’asile. Dans ces projets dits “pilotes” introduits à Lesvos et à Kos, les hommes célibataires originaires de pays dont le taux de reconnaissance pour l’asile est inférieur à 25 % sont détenus, généralement pendant toute la durée de leur procédure d’asile qui est elle même accélérée (bien que cette mesure ne soit momentanément plus en vigueur à la suite des incendies qui ont ravagé le camp de Moria en septembre 2020 ainsi que son célèbre centre de détention “PRO.KE.K.A”). Cette politique discrimine selon la nationalité et aboutit à une privation arbitraire de liberté. De plus, elle exclut le droit d’accéder à un recours effectif, tout en violant les exigences procédurales du droit grec et du droit européen, qui interdisent la détention au seul motif que les personnes ont demandé la protection internationale. L’idéologie inquiétante de la detention sur la base de la nationalité (“low profile detention scheme”) devrait être évidente au vu de la circulaire de police introduite en 2016 décrivant les personnes de nationalités “à faible reconnaissance” comme des demandeurs au “profil économique” par opposition aux demandeurs à “profil de réfugié”.

En septembre 2020, la Commission européenne a annoncé son “nouveau” Pacte européen sur la migration et l’asile, le qualifiant de “nouveau approche en matière de migration“. Loin d’être un nouveau départ, les propositions législatives contenues dans le “nouveau” Pacte de l’UE reproduisent bon nombre des pires aspects des politiques préexistantes de “rétention”, d’obstruction d’accès aux procédures d’asile, de retours et de refoulement, déja testées dans le “laboratoire” de Lesvos et des autres hotspots de la mer Égée au cours des cinq dernières années depuis l’accord UE-Turquie.

La proposition legislative d’un règlement européen établissant un filtrage des ressortissants de pays tiers aux frontières extérieures, par exemple, s’inspire largement de l’actuelle “procédure d’accueil et d’identification” grecque et prévoit une procédure obligatoire de “filtrage avant l’entrée”, au cours de laquelle les personnes ne seront pas considérées comme “légalement présentes” sur le territoire de l’UE. Cette vérification préalable à l’entrée sur le territoire revient à la détention arbitraire à l’arrivée, sans garantie d’accès à une procédure régulière à un conseil juridique ou à un recours effectif, et sans procédure claire pour identifier les personnes “vulnérables”. La proposition législative de nouveau règlement sur les procédures d’asile, quant à elle, contient une “procédure frontalière” obligatoire, applicable aux personnes identifiées par un contrôle préalable à l’entrée comme étant originaires d’un pays dont le taux de reconnaissance à l’asile dans l’UE est inférieur à 20%, qui servira, en fait, à étendre aux frontières de l’UE la “procédure frontalière” mise en œuvre sur les îles de la mer Égée au cours des cinq dernières années. Comme indiqué plus haut, ces procédures frontalières ont été dénoncées comme violant de nombreuses garanties de procédure, ce qui conduit à des retours illégaux et à des refoulements.

Une autre proposition particulièrement inquiétante contenue dans le “nouveau” Pacte est le concept de “prise en charge des retours” en tant que “un nouveau mécanisme de solidarité“, en vertu duquel les États membres peuvent choisir de “partager la responsabilité” des demandeurs d’asile soit en acceptant leur relocalisation, soit en “parrainant” leur expulsion au nom d’autres États membres. Cette distorsion surréaliste de la notion de solidarité soulève également des questions juridiques sur la manière dont ces déportations peuvent être contestées : l’État membre qui ordonne ou effectue les retours sera-t-il responsable?

À ce sombre tableau de la future politique européenne en matière de migration et d’asile s’ajoute le projet de construction de nouveaux camps “contrôlés” (dont les entrées et les sorties sont limitées) sur les “hotspots” de la mer Égée, dans des endroits reculés, qui faciliteront dans les faits la détention en masse. Pendant la cinquième année de l’accord UE-Turquie, les restrictions liées à la pandémie de Covid-19 ont servi de prétexte à l’introduction d’une détention en masse des migrants à Lesvos, ainsi qu’à l’intensification de la violence policière raciste dont sont victimes les migrants. Le 3 février 2021 – moins d’un mois après que la Commission européenne ait promis d’augmenter le financement de la municipalité de Mytilène pour “aider les autorités grecques à faire face aux défis des situations spécifiques comme celles de l’île de Lesvos” – le conseil municipal de Mytilène a approuvé la construction d’un nouveau camp “contrôlé” à Lesvos. La construction du nouveau camp a été approuvée a une voix d’écart, malgré l’opposition véhémente locale de l’année passée. Lors de la réunion du Conseil, des discours racistes ont été prononcés, y comprenant des promesses qu’on ne verra plus de migrants dans les villes ou dans les rues. La résolution elle-même a souligné le fait que le camp sera “en dehors du tissu urbain et des zones résidentielles” afin de “répondre aux conditions de sécurité et d’hygiène et pour la protection des habitants de la zone et des résidents” et a promis de “poursuivre le contrôle strict de l’activité des ONGs”.

Loin de reconnaître la violence, la misère et les décès directement causés par l’accord UE-Turquie au cours des 5 dernières années, les institutions européennes cherchent à étendre et à reproduire le modèle violent testé à Lesvos et dans les autres “hotspot” de la mer Egée au-delà des frontières de la forteresse Europe, tout en remplaçant les îles-prisons par des structures de camps d’emprisonnement pour les migrants. Le contenu du “nouveau” Pacte européen sur la migration et l’asile ne fait que démontrer une fois de plus que les objectifs de l’accord UE-Turquie – dissuasion des arrivées par tous les moyens nécessaires, déportations hors du territoire de l’UE et externalisation des frontières – restent la priorité de la forteresse européenne. 

PAS DE CAMPS, PAS DE PRISONS, PAS À LESVOS, PAS AILLEURS!

5 ANS APRÈS, TROP C’EST TROP: METTEZ FIN À L’ACCORD UE-TURQUIE.

PUSHBACKS SYSTEMATIQUES DANS LA MER EGEE

La cinquième année de l’accord UE-Turquie a débuté avec la suspension illégale du droit d’asile par l’État grec le 1er mars 2020 et la fortification violente de ses frontières. En parallèle, l’Union Européenne faisait l’éloge de la Grèce en tant que « bouclier » de l’Europe et Frontex lui apportait son soutien matériel accru dans un contexte de violations flagrantes des droits fondamentaux des migrants et des obligations de protection internationale.

Bien que l’UE perpétue les violences contre les migrants à ses frontières depuis de nombreuses années, y compris par des refoulements de migrants, il semble que les responsables grecs et européens pensent que la pandémie de Covid-19 fournirait la couverture parfaite pour intensifier leur attaque contre les migrants dans la mer Égée, en complète impunité. De mars 2020 à aujourd’hui, le nombre officiel d’arrivées de migrants par la voie maritime en Grèce a chuté de 85% par rapport à 2019. Dans le même laps de temps, de nombreux rapports et enquêtes ont révélé une pratique continue et systématique d’expulsions collectives orchestrées par les autorités grecques et menées selon un modus operandi cohérent, avec la complicité documentée de l’agence de garde-côtes européenne Frontex.

Le Legal Centre Lesvos (LCL) a été contacté par plus de cinquante rescapés dans dix-sept expulsions collectives depuis mars 2020. Dans chacun de ces témoignages partagés avec le LCL, les autorités grecques ont expulsé sommairement et violemment des migrants du territoire grec sans les enregistrer ni leur permettre l’accès aux procédures d’asile. Que ce soit au milieu de la mer ou à la suite d’un débarquement sur une île de la mer Égée, les autorités grecques transfèrent de force les migrants vers les eaux turques avant de les abandonner en pleine mer sur des radeaux de sauvetage sans moteur et non navigables, et sans se soucier de leur survie. Malgré de nombreux rapports, déclarations, enquêtes et dénonciations de ces attaques contre les migrants, les refoulements dans la mer Égée se poursuivent en toute impunité, et permettent de mettre en œuvre de manière clandestine et non officielle les objectifs de l’accord UE-Turquie, au moment où la frontière turque reste toujours officiellement fermée. Si la violence des refoulements dans la mer Égée est scandaleuse et doit être traitée comme telle, elle n’est malheureusement pas une aberration au regard de la logique du régime frontalier européen, qui instrumentalise la souffrance humaine dans le but de dissuader la migration, à tout prix.

Même si la procédure et les normes d’accueil prescrites par l’Acquis européen en matière d’asile étaient respectées à Lesbos, de nombreuses personnes seraient tout de même exclues, et le système resterait violent et fondamentalement insuffisant pour garantir des conditions d’épanouissement humain que toute personne mérite. Pour cette raison, le LCL continue à documenter, dénoncer et demander réparation pour les violations systématiques des droits des migrants arrivant à Lesbos. Toutefois, un changement systémique est nécessaire: le cadre européen des Droits de l’Homme ne peut porter atteinte à des personnes qu’il n’a jamais été conçu pour protéger.

5. Norouz nous rappelle qu’un monde différent est possible – un texte écrit par Fatima membre de l’équipe LCL

Norouz dans Mytilene 2018

Norouz marque le début de la nouvelle année en Iran, en Afghanistan et au Kurdistan et c’est un jour férié dans d’autres pays, comme le Tadjikistan, la Russie, le Kirghizstan, le Kazakhstan, la Syrie, l’Irak, la Géorgie, la République d’Azerbaïdjan, l’Albanie, la Chine, la Turquie, le Turkménistan, l’Inde, le Pakistan et l’Ouzbékistan, où la population le célèbre également.

Nous pensons que pendant Norouz, avec le début du printemps, lorsque la nature se renouvelle, nous devrions nous changer en feuille nouvelle et recommencer a porter sur les choses un regard nouveau.

Au début de cette nouvelle année et de ses festivités, les migrants de Lesvos vivent depuis plus de six mois dans des tentes sombres et étriquées, au bord de la mer, dans un environnement semblable à une prison avec le minimum vital et qu’ils ne peuvent quitter qu’une fois par semaine, et encore, seulement pour deux ou trois heures.

Je pense aux migrants qui, cette année, commencent la nouvelle année loin de chez eux, dans des conditions aussi difficiles dans le camp.

Je ne sais pas s’ils peuvent ressentir la joie de la nouvelle année et du Norouz et la célébrer entre eux ou non.

Je ne sais pas s’ils ont encore un peu d’espoir leur permettant de sourire et de se souhaiter une bonne année.

Je ne sais pas s’ils pourront un jour oublier ces souvenirs amers ou s’ils resteront toujours en eux comme un cauchemar…

Dans l’espoir que la nouvelle année sera un meilleur départ pour tous les migrants à travers le monde.

Norouz nous rappelle qu’un monde différent est possible. Solidarité ce Norouz à tous ceux qui luttent pour un monde nouveau.

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